12 oct. 2013

La nutrition: de la pharmacologie puissance 4.
L'exemple de l'orange.

Aujourd'hui, je vous propose un petit billet plutôt conceptuel. Histoire de prendre du recul, de faire vagabonder l'esprit... non pas en simplifiant les choses, mais en leur ajoutant des détails!

Quand on parle nutrition, on pense tous en connaître un rayon, non ? N'importe qui d'entre nous aura son opinion, ses croyances, qu'il n'hésitera pas à faire passer pour vérité. Et ce, quelque soit son histoire, son éducation, son métier, sa culture, ses loisirs... la nutrition peut transcender tout un chacun. Quand on parle pharmacologie, curieusement, quelques voix se taisent déjà. On aurait peur de dire des bêtises, on sort du cadre de nos compétences, on n'est pas tous pharmacien ou docteur en pharmacologie, vous comprenez. Quand on parle d'analyse mathématique p-adique, on ne récolte généralement qu'un regard perplexe ou amusé, excepté de la part de nos amis mathématiciens.

Une science en proie à un rapport privé et émotif

Pourquoi ces différences ? Une des raisons me semble être liée à la relation particulière que chacun de nous entretient avec l'alimentation. Une relation émotive, intime, et banalisée. Émotive, car notre monde émotionnelle conditionne notre rapport à la nourriture, que nous en soyons conscients ou non. Intime, car on place des aliments de nos propres mains jusque dans notre propre corps du matin au soir. Banalisée, car on le répète chaque jour de sa vie. Et ce, jusqu'à croire qu'on la connaît si bien, qu'on la comprend.

Tout le monde en observe les conséquences. La nutrition est un thème fort apprécié par la presse du fait de sa large popularité, que la qualité soit ou ne soit pas au rendez-vous, et c'est aussi un des domaines scientifiques les plus pollués dans le domaine publique par de fausses informations et certitudes. Si ce n'est, le plus pollué.

Pourtant, la nutrition est bien plus complexe qu'elle n'y paraît. Et même plus que la pharmacologie que j'ai évoqué. Vous ne me croyez pas ?

Une question d'échelle

Alors prenons le cas d'un fruit quelconque, l'orange.

Une personne lambda, la majorité donc, va caractériser l'orange comme étant un mélange d'eau (il y a du jus !), de sucre (le goût est sucré !), et de vitamine C (car elle l'a entendu quelque part). Elle ne va pas oublier de signaler que c'est un fruit, point important selon elle vu le rabâchage du "5 fruits et légumes par jour".

Quand on a quelques notions plus avancées de diététique et nutrition, on ajoutera que l'orange contient en plus des folates (vitamine B9), du potassium, des fibres solubles. Soit, mais on en reste donc à quelque chose de relativement simple: un mélange d'eau, de sucres, de vitamines, de minéraux et de fibres. A partir de là, il parait simple de tirer des conclusions sur les effets santé de sa consommation. Et pourtant, on vient juste d'effleurer la complexité de toutes les molécules qui composent ce fruit.

Les techniques d'analyse à haut débit par spectrométrie de masse ont facilité la découverte de milliers de microconstituants végétaux (phytochemicals en anglais) présents dans notre nourriture. Ces machines permettent de détecter toutes les molécules présentes dans une solution, que nous les connaissions auparavant ou non! Ainsi, à côté de ce que nous avons énoncé, il y a au moins 95 autres microconstituants supplémentaires rapportés par la littérature scientifique parmi les différentes variétés d'orange douce [1]:
- 42 polyphénols [i] dont 26 coumarines [iii]
- 33 terpènes et terpénoïdes [ii] dont 1 caroténoïde [x]
- 7 phytostérols [iv]
- 8 amines [v]
- 2 alcaloïdes [vi]
- 1 ester d'acide butyrique et d'éthanol [vii]
- 1 chalcone [viii]
- 1 phenylpropanoïde [ix]
Et c'est une liste encore sujette à évolution...

Un fruit, une pharmacopée

En pharmacologie, on dispose généralement d'un seul principe actif par formulation. On évalue cette substance par toute une batterie d'essais pré-cliniques et cliniques. Le but étant d'évaluer les effets induits par la prise de ce médicament comparativement à une situation où on ne le prend pas (ou plutôt où l'on prend un placebo) mais qui soit strictement identique du point de vue des autres facteurs. Car on souhaite n'évaluer qu'un seul facteur: la prise du principe actif. En nutrition, vous voyez que cela devient rapidement plus alambiqué: avec un seul aliment comme l'orange, on se retrouve avec une centaine de principes actifs potentiels. Au sein de quelques repas, on pourra en dénombrer des milliers. Et comme avec les médicaments, ce sont parfois les métabolites qui sont actifs ou davantage actifs que les molécules mères. Les réactions hépatiques de phase 1 (oxydation, réduction) et de phase 2 (glucuroconjugaison, sulfoconjugaison) peuvent en théorie générer des milliers de métabolites à partir de ces 95 microconstituants (précisément 21361 selon un logiciel de modélisation du métabolisme humain) [1]. La littérature n'en retrouve pour l'instant que 47, ce qui n'est déjà pas mal. Car récapitulons: en mangeant une orange, on peut se retrouver avec 142 molécules différentes dans son organisme à côté des nutriments bien connus. Et encore... la flore intestinale peut aussi produire des métabolites qui peuvent être absorbés...et remétabolisés. D'accord, d'accord, on s'arrêtera là.

Bref, ce simple fruit peut contenir jusqu'à 95 molécules pouvant avoir des effets sur l'organisme: des effets bénéfiques, délétères ou neutres. Un large éventail d’effets et de mécanismes d’action biologique est répertorié dans la littérature pour les composés les plus étudiés. Cependant, leur démonstration est généralement basée sur des modèles cellulaires et animaux, qui nécessitent d’être confirmées par des études d’intervention contrôlée chez l’homme. De plus, les recherches portent encore le plus souvent sur les seuls microconstituants végétaux qui avaient été sélectionnés sur la base de leur capacité antioxydante in vitro (comme les flavonoïdes et d'autres polyphénols), alors que d’autres (comme les coumarines ou les amines) pourraient avoir un impact aussi, voire plus important, sur des cibles moléculaires ou cellulaires clés. Pour preuve, les furocoumarines bergamottin et dihydroxybergamottin sont en partie responsable du célèbre effet « pamplemousse » affectant la pharmacocinétique de certains médicaments [2]. Parmi les microconstituants de l'orange, ce sont donc les flavonoïdes qui ont été les plus étudiés. Selon la base Phenol-Explorer, une orange (150g) peut contenir environ 67 mg de molécules de cette famille. Parmi elles, c'est l'hespéridine (et son aglycone l'hespéritine), qui a été la plus explorée. Des essais cliniques contrôlés ont pu mettre en évidence une réduction de la pression artérielle diastolique, une amélioration de la réactivité microvasculaire endothéliale postprandiale, associée à une vasodilatation périphérique [3, 4]. Des résultats intéressants vis à vis de la fonction cardiovasculaire et des troubles microvasculaires périphériques de type syndrome de Raynaud. Mais comme avec les traitements médicamenteux, tout n'est pas forcément bon à prendre. La même molécule est un inhibiteur puissant des enzymes SULT1A qui ont un rôle important dans la régulation des taux de catécholamines (adrénaline, noradrénaline, dopamine). Leur inhibition peut entraîner une augmentation des catécholamines circulantes chez des personnes prédisposées probablement génétiquement, avec pour conséquence une augmentation de la pression artérielle, une induction de crise migraineuse et d'arythmies cardiaques [5]. Si pharmacologie et nutrition sont des parents proches, il n'est dès lors pas étonnant que pharmacogénétique et nutrigénétique le soient. Selon le terrain génétique, les effets induits par l'administration de la même substance peuvent être différents voire diamétralement opposés !

Une chimie extraordinaire, des découvertes balbutiantes !

La pharmacologie est la science qui étudie les mécanismes d'interactions entre une substance active et l'organisme dans lequel il évolue. La nourriture est avant tout un besoin vital, un élément de rapprochement social et une source de plaisirs. Mais on peut donc ajouter que c'est aussi une riche pharmacologie potentielle à laquelle nous nous exposons quotidiennement, et ce d'une manière radicalement ou subtilement différente entre chacun de nous. Parmi tous les éléments chimiques que nous ingérons chaque jour, elle surpasse de loin les médicaments, que ce soit en terme de diversité et d'incertitude. Et elle nous cache encore bien des mystères...

Références

[1] Chabanas, B. "Recherche de biomarqueurs de consommation du jus d’orange par une approche
métabolomique" Mémoire de stage de fin d’études Master Nutrition Humaine & Santé Faculté de Médecine de Clermont-Ferrand (juin, 2010)

[2] Kakar, S. M., Paine, M. F., Stewart, P. W., & Watkins, P. B. (2004). 6′ 7′-Dihydroxybergamottin Contributes to the Grapefruit Juice Effect. Clinical Pharmacology & Therapeutics, 75(6), 569-579.

[3] Morand, C., Dubray, C., Milenkovic, D., Lioger, D., Martin, J. F., Scalbert, A., & Mazur, A. (2011). Hesperidin contributes to the vascular protective effects of orange juice: a randomized crossover study in healthy volunteers. The American journal of clinical nutrition, 93(1), 73-80.

[4] Takumi, H., Nakamura, H., Simizu, T., Harada, R., Kometani, T., Nadamoto, T., ... & Terao, J. (2012). Bioavailability of orally administered water-dispersible hesperetin and its effect on peripheral vasodilatation in human subjects: implication of endothelial functions of plasma conjugated metabolites. Food & function, 3(4), 389-398.

[5] Eagle, K. (2012). Toxicological effects of red wine, orange juice, and other dietary SULT1A inhibitors via excess catecholamines. Food and Chemical Toxicology, 50(6), 2243-2249.

[i] Hesperetin, naringenin, isosakuranetin, sinensetin, tangeretin, nobiletin, caffeic acid, luteolin, eriodictyol,
quercetin, kaempferol, sinapic acid, 3-methoxynobiletin, apigenin, 4’,5,7,8-Tetramethoxyflavone, vitexin
[ii] D-limonene, phellandrene, myrcene, carvone, perillaldehyde, pinene, valencene, nootkatol, linalool oxide,
neral, nootkatone, 1,8-mentha dien-4-ol, caryophyllene, cis-carveol, cis-dihydrocarvone, citronellol, E-8-hydroxylinalool, geraniol, linalool, p-mentha-1,8-dien-9-ol, terpinene-4-ol, alpha-terpineol, alpha-cubene,
limonin, nomilin, menthol, nerol, beta-elemene, alpha-thujene, beta-cadinene, gamma-terpinene, alpha-selinene
[iii] Auraptene, bergamottin, bergapten, limettin, esculetin, isopimpinelin, meranzin, scoparone, scopoletin,
umbelliferone, 6,7-dihydroxybergamottin, herniarin, imperatorin, byakangelicin, oxypeucedanin, 5-geranyloxy-7-methoxycoumarin, 8-geranyloxypsoralen, epoxyauraptene, byakangelicol, isoimperatorin, isomeranzin, oxypeucedanin hydrate, xanthyletin, marmin, Paradisin A, Paradisin C
[iv] Campesterol, castasterone, citrostadienol, sitosterol, stigmasterol, cycloartenol, 24-Methylenelophenol
[v] Tyramine, methyltyramine, hordenine, synephrine, putrescine, spermidine, spermine, hordenine
[vi] Furoparadine, citrusinine
[vii] Ethyl butanoate
[viii] Citrunobin
[ix] Feruloylputrescine
[x] Beta-cryptoxanthine

1 commentaire:

  1. M. Bruno Chabanas est une pointure et ses articles méritent la plus grande attention. Merci à vous pour cette rigueur exemplaire.
    R. Bourgoin
    Véto Lyon 71

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